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CHAPITRE DEUX
LES ELFES MONTRENT LEUR VRAI VISAGE
Obber fut le premier à ouvrir les yeux. La matinée était déjà bien entamée et il ne restait que des cendres du feu de la veille. Les deux makos se posèrent sur l’une des pierres du sanctuaire avant de chanter doucement.
Et bien que leur chant fut perçu par les oreilles gobelines d’Obber comme une simple succession de « cui cui » derrière d’autres « cui », il sembla néanmoins en ressentir le sens.
Il se leva d’un bond avec une agilité qui lui parut naturelle mais qui aurait sûrement provoqué une chasse aux sorcières à Sylvaeden.
- Je tiens une de ces formes, ce matin ! s’étonna-t-il. Vive les grasses matinées !
Il secoua Bused’or en premier (car celui-ci était le plus flemmard de tous) avant d’hurler dans l’oreille de Tom et de chatouiller les narines de Flammèche avec une brindille de bois vert.
Les petits gobelins ainsi brutalisés se réveillèrent en bougonnant, mais leur plainte ne dura pas. Ils étaient tous bouillants d’énergie, prêts à avaler des montagnes.
Flammèche se retint d’exprimer l’une de ses habituelles et bruyantes exclamations ; elle se contenta d’apprécier en silence le petit miracle intérieur qui venait de se produire. Bused’or l’interpella en battant des bras.
- On fait la course jusqu’au saule, là-bas ?
- Le dernier arrivé est un troll !
Ils s’élancèrent en même temps, dans un incroyable nuage de poussière et d’herbe coupée. Un jeune lapin blanc qui tournait le dos à la scène se retrouva avec les deux oreilles collées au museau, coiffé à la manière d’un punk.
Trois vieux lièvres qui passaient par là prirent aussitôt la fuite, croyant avoir affaire à un voyou.
De nombreux insectes microscopiques furent aussi conviés à déménager sans préavis, pris dans l’ouragan de leurs foulées stroboscopiques.
Flammèche et Bused’or arrivèrent en même temps au pied du saule et l’on entendit leurs rires se propager jusqu’aux abords du ravin des mille disparus.
Le gobelin maladroit donna une tape à Flammèche en guise de congratulations et celle-ci s’envola aussitôt en direction de Tom et d’Obber. Ces derniers la réceptionnèrent avec fracas et tous tombèrent à la renverse. La gobeline se releva la première, à peine étourdie par le choc.
- Bon sang de bonsoir ! Voilà que Bused’or a la force de dix trolls ! On n’est pas sortis de l’auberge !
Celui-ci les rejoignit à la vitesse de l’éclair, revisitant par la même occasion la coiffe du pauvre lapin déboussolé qui s’était retourné pour voir d’où provenait le cataclysme ; il se retrouva avec les yeux bridés par le vent et les oreilles plaquées dans le dos.
« Mille carottes ! Je suis maudit ou quoi ? »
La pauvre bête s’enfuit au triple galop sans demander son reste.
- Que faites vous ici, petits scorpions ?
La réprimande venait d’une voix douce mais autoritaire. Les quatre gobelins se figèrent, les yeux rivés sur leur étrange interlocuteur. Il s’agissait d’un Elfe magicien qui se trouvait en compagnie de sept de ses compagnons de la veille.
- Nos golems sont éteints, reprit-il. Et il semblerait que vous ayez pris le Pouvoir à leur place. Est-ce que vous avez mis les pieds dans le cercle de pierre ?
- Euh, ça se pourrait, monsieur l’elfe, dit Flammèche, légèrement inquiète. On a dormi tout à côté de la stèle qui se trouve là-bas.
Elle désigna une grande pierre monolithique légèrement plus grosse que les autres et qui se trouvait au nord du sanctuaire.
L’elfe se mit à rire à gorge déployée, étonné d’avoir été à ce point négligent. Les sept autres pouffèrent à leur tour mais les circonstances les obligèrent bientôt à retrouver une attitude plus digne ; ils avaient toutefois les lèvres encore serrées sous l’impulsion de quelques regards de connivence malencontreux.
- Vous êtes dans un sacré pétrin, les enfants. Nous prédestinions ces golems à de grandes missions et ces pierres habitées par de bonnes âmes convenaient parfaitement.
- Eh bien, le coupa Tom. Vous n’avez qu’à nous retirer ce « pouvoir » et chercher d’autres pierres dès à présent. Celles-là appartiennent aux gobelins de Sylvaeden et il n’est pas question d’en faire des golems.
- Ha ! C’est malheureusement impossible mon garçon, dit l’Elfe. Lorsque le Pouvoir est entré dans la chair d’un être, il y reste jusqu’à la disparition de celui-ci. On peut casser un golem avec un sortilège et libérer l’âme qui l’habitait, mais je ne sais que faire avec des petits gobelins qui fourrent leur nez partout.
- Je m’excuse monsieur, dit Bused’or. Mais il me semble que c’est vous qui…
Obber appliqua une main ferme sur la bouche du petit bavard et fit un grand sourire à l’Elfe dont le visage venait de prendre dix ans d’âge.
- Euh, ce dont cause mon ami… ; enfin voyez ce que je veux dire, je dis que c’est un ami mais c’est façon de parler, il est après tout très serviable et nous aide à la corvée, là bas à la maison. Encore qu’il est très bête et qu’il ne fait que…
- Nous n’avons plus trop de temps pour le bavardage, le coupa Tom dans un accès de lucidité salvatrice. Il faut que nous rentrions au village. C’est qu’on est sacrément en retard, monsieur l’Elfe.
Les yeux de ce dernier s’assombrirent un court instant avant de retrouver leurs habituels reflets de sagesse et d’apaisement.
- C’est impossible, les enfants. Nous avons besoin de vos pouvoirs. Ils nous ont quittés, vous en avez hérité, et il est hors de question de vous les abandonner ainsi. Vous allez devoir nous suivre, de gré ou de force.
- Aaaaaaaahhhh, kidnappés par de vilains Elfes !!! hurlèrent les petits gobelins qui, en voulant s’enfuir, s’assommèrent mutuellement.
- On aurait pu tomber sur des Nains, dit l’Elfe à ses compagnons. On aurait pu tomber sur des Hommes, sur des Trolls du Londiên, sur des lutins du nord ou même sur des bringue-ballons, que sais-je ! Mais non, il a fallu que l’on tombe sur des gobelins encore nourrissons !
Il leva les yeux au ciel avec dépit. Les deux makos reprirent leur chant.
Huit Elfes négligents adoptent malgré eux quatre gobelins
Ma foi, ça semble rien,
Mais ça peut faire du vilain.
On pourrait croire que les Elfes sont tolérants
Il n’en est rien, ces types là font semblant.
Tous sont encore confiants mais ils vont bientôt voir
Ce qui se passe lorsqu’on perd ainsi le Pouvoir
Qu’on le donne par erreur aux premiers venus.
A mon avis, ils sont foutus.- On ne vous a rien demandé ! cria l’Elfe. Allez donc piailler ailleurs. Il était un temps où vous aïeux respectaient notre race.
Le « cui cui » qui suivit ressembla à s’y méprendre à un « cause toujours, bougre d’âne aux oreilles pointues ».
L’elfe voulut les pourchasser mais il fut retenu par ses compagnons qui voulaient savoir quel sort réserver aux gobelins.
- Que faire d’eux ? dit-il d’une voix aiguë qui n’était pas la sienne. Je vais vous le dire, moi ! On les embarque et l’un de vous va galoper au village voisin pour expliquer la situation aux parents de ces vauriens ! Ils vont faire le boulot des golems et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’on trouve un moyen d’exorciser le Pouvoir qui est en eux ! Non mais !
Les elfes étaient étonnamment familiers lorsqu’ils étaient dans l’intimité. Il n’y avait que lorsqu’ils rencontraient des étrangers qu’ils prenaient une attitude sobre et imposante, trafiquant leur voix par la même occasion.
L’elfe qui était à la tête de la compagnie s’appelait Burgul Frapataoui. Mais il faisait croire aux étrangers que son nom était Eloidinghên Séraphîên. (« Ca sonne plus elfe », disait-il.)
Tous suivaient ce même principe un peu hypocrite voire mensonger. Même leurs chevaux avaient pris cette habitude : ils s’étaient tenus immobiles et sages jusqu’à présent, fiers et nobles sous leur blanche robe ; maintenant ils étaient couchés dans l’herbe à bailler comme des mules.
***
- Ils ne devraient plus tarder ! s’exclama Raspoutine en s’adressant à son épouse. Il va bientôt être midi et je suis sûr que nos petits gobelins auront trop faim pour flâner dans les prairies !
Au moment même où il achevait sa phrase un bruit sourd vint la ponctuer. Lui et son épouse sortirent en hâte et virent de leurs yeux hallucinés un Elfe imposant monté sur un élégant cheval blanc se présenter à l’entrée du village. La tunique verte et les bandes jaunes qui le recouvraient de la tête aux pieds assurèrent aux villageois son rang de magicien émérite de la caste des Elfes du Nord.
- Sapristi ! Un Elfe ! Ici, à Sylvaeden ! Mais que diable veut-il donc ?
Doudigue Drouingue, l’intendant du village, courut vers Raspoutine et l’interpella.
- M’sieur l’maire ! M’sieur l’maire ! Je crois que ce noble seigneur désire s’entretenir avec vous !
- Allons bon ! Et en plus ça nous concerne ! J’aime pas ça, Hermine, j’te l’dis ! Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Flammèche et aux autres…
***
- Bon. Les garnements se réveillent. En position !
Les chevaux se relevèrent et reprirent une posture irréprochable, au plus près de leur rang de canasson elfique. Les magiciens éteignirent leurs mégots de tabac du Sud ; ils adoptèrent à nouveau un regard mystérieux en resserrant leurs paupières.
- On est où ? demanda Flammèche, qui émergeait encore des brumes de son assoupissement.
- Tu vas bien vite t’en rappeler, lui répondit le grand Elfe en prenant une voix douce et rassurante.
Elle soupira et se redressa avec ennui. Tom et Obber sortirent à leur tour de leur torpeur, avec la tête de ceux qui se réveillent après un long cauchemar.
- Oh ma tête, gémit Tom. Expliquez nous votre plan qu’on en finisse…
- Voilà qui est bien parlé ! Attendons seulement que le dernier d’entre vous se réveille.
Bused’or ronflait comme un bienheureux, étendu de tout son long sur l’herbe fraîche. Comme le temps était à un soleil radieux et doux, il aurait pu dormir ainsi des heures encore… si Obber ne l’avait pas soulevé par la pensée avant de le faire retomber aussi sec.
- Aha ! Le deuxième pouvoir appartient donc à ce garçon ! Prenez note, compagnons magiciens, prenez note !
Malgré la chute, Bused’or ne broncha pas. Il était dur comme un roc métallique qui aurait revêtu d’une armure de titane. Et sa force était à présent prodigieuse.
- Bien. Je peux donc commencer. Mon nom est Eloidinghên Séraphîên. Je suis…
- Excusez-moi, dit Tom. Mais votre nom est Burgul. Pourquoi mentir ?
- Tout cela est parfait, reprit l’Elfe en grinçant des dents. Le premier pouvoir ne s’est pas perdu. Prenez note, compagnons magiciens, prenez note ! Et prenons garde à nos pensées désormais, ce vaurien lit dedans comme dans un livre ouvert !
Tom fut étonné après coup d’avoir pu lire dans les pensées de l’Elfe. Mais il maîtrisait encore assez mal le phénomène et il ne put réitérer son exploit.
- Bon, continuons. Je suis le chef des Elfes magiciens, maîtres des golems. Nous étions en possession du grand pouvoir des Elfes avant de vous le léguer par accident. Nous avons de grandes missions à relever et nous avons désormais besoin de vous.
- Jusqu’à quand ? s’enquit Flammèche d’un air boudeur.
- J’y viens. Ne me coupe plus la parole. Je suis un Elfe et toi une gobeline.
- Et alors ?
- Passons. Je disais donc…
- J’ai soif !
Flammèche se leva aussitôt après avoir prononcé ces paroles et courut en quelques secondes vers une rivière qui se trouvait à une mille de là, sautant divers talus par des bonds gigantesques.
- Quelle petite peste ! s’écria Burgul. Mais elle possède le troisième pouvoir ! Prenez…
- Oui, oui, on « prend note », répondit l’un de ses compagnons magiciens, agacé et teigneux.
- Qu’est-ce que tu viens de dire, Gnagou ?
- Comment ? Tu oses dévoiler mon vrai nom devant des étrangers Burgul ?
- On dira que c’est ta punition pour avoir osé me faire une remarque.
- Dans ce cas, les enfants seront ravis d’apprendre que ton nom de famille est Frapataoui.
Les trois gobelins explosèrent de rire, ce qui n’améliora pas l’humeur de Burgul. Flammèche revint dans un ouragan, s’asseyant aussitôt à côté de Bused’or.
- On en reparlera Gnagou, tu peux me croire. (Il se tourna à nouveau vers les quatre enfants). Je disais donc que vous voyagerez à nos côtés pour assurer la sécurité du comté, rendre service à de vieux Elfes, rendre visite aux druides du Sud près du Pin des âges, faire…
- LE Pin des âges ? s’écria Obber qui venait de retrouver la parole après un long silence.
- Tout à fait. Nous voulons savoir pourquoi il est allé si mal ces dernières années.
- Je suis des vôtres ! cria-t-il avec enthousiasme. On part quand ?
- D’ici quelques jours je pense. Mais nous devons d’abord retourner à la Capitale blanche de la forêt du Nord. Peut-être que nos Sages trouveront un moyen de vous reprendre le Pouvoir. Cela vous convient pour l’instant ?
- Si Obber vous accompagne, je vous accompagne, dit Tom en souriant.
Les compagnons de Burgul s’inclinèrent devant la sage décision de Tom, avant de tourner leur regard vers Bused’or.
- On mange bien chez les Elfes ? demanda le jeune gobelin qui avait la très nette intention de profiter de son avantageuse situation.
- Tu peux me croire mon garçon : on ne mange pas mieux que chez les Elfes.
Bused’or sursauta de joie à la seule idée de goûter à leur gastronomie pleine de promesses.
- Et toi petite ? demanda Burgul. C’est d’accord, tu nous suis ?
- Non, je rentre chez moi. Mon papa (qui est le maire de Sylvaeden, oui oui) doit s’inquiéter et il me faut sa permission pour vous suivre.
- Allons, dit Tom. On forme une équipe, non ? Et puis je te croyais assez grande pour te passer de son accord. Tu es une Sirfeu après tout.
Le gobelin nouvellement promu médium avait visé juste. La psychologie de Flammèche ne fit qu’un tour, bientôt aidée de sa grande fierté.
- Je… je disais ça comme ça, maugréa-t-elle. Je fais ce que je veux, je suis la fille du maire.
- Ce qui est dit est dit, soupira Burgul. Relevez vous, nous allons manger à présent.
Deux magiciens étendirent une nappe joliment brodée sur l’herbe séculaire qui jonchait le sol du sanctuaire. Un autre se chargea de disposer des vivres sur toute la longueur de celle-ci et la petite communauté fut bientôt installée, prête à se restaurer.
Bused’or fut tellement pressé de commencer qu’il renversa un gâteau brioché sur l’un des Elfes. Tous prirent le parti d’en rire, sauf ce dernier bien sûr, qui préféra poursuivre le maladroit pour lui administrer une bonne raclée. Mais Bused’or était déjà loin, les poches pleines de pain, de beurre elfique, de fromage de brebis et de tout un tas de denrées délicieuses chapardées à une vitesse sur-gobeline. Les deux makos suivirent la scène du coin de l’œil avant de chanter pour l’occasion.